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L’AVENTURE DE HARA KIRI, CHARLIE HEBDO ET LA GUEULE OUVERTE RACONTEE PAR CAVANNA
Cavanna est autant connu pour la cofondation des journaux Hara Kiri, Charlie Hebdo et La Gueule Ouverte que pour la volupté que représente la lecture de son autobiographie [1]. Depuis son fauteuil un peu insulaire au milieu d’un océan de livres, de courrier, de "projets en cours", de dessins et de pots de confiture offerts par une inconnue, François Cavanna nous raconte le lancement des journaux gauchistes et écolos auxquels il a activement participé. Nous en avons fait une chronologie, mélange d’images et dessins des principaux acteurs de ces journaux, de morceaux choisis des récits de Cavanna [2] et des mots qu’il nous a confiés.
1. La genèse : le porte à porte dans les rédactions, le journal Zéro et le colportage
Au début des années 50, Fred [3] et Cavanna dessinent et frappent aux portes des rédactions pour essayer de placer leurs dessins dans les journaux. En 1954, ils découvrent un journal de colportage, le journal Zéro, auquel ils finissent par se vouer à plein temps : dessin, rédaction, maquette, etc. Ce n’est pas encore l’aventure dont ils rêvaient... "Zéro ne mène à rien, qu’à Zéro. Monde à part, monde fermé, qu’on méprise et qui vous fait un peu peur, comme les romanichels. Et c’est bien ce que nous sommes : les romanichels de la presse." (Bête et méchant, p.164). Malgré tout, l’expérience n’est pas vaine, puisque c’est là que les deux compères rencontrent Choron, Reiser et d’autres personnages, qui formeront l’équipe de Hara Kiri puis de Charlie Hebdo.
2. Hara Kiri ("Le journal bête et méchant") et Charlie HebdoEcoRev’ - Comment est-ce que tout a commencé ?
Cavanna - D’abord la Terre était couverte de chaos, les ténèbres couvraient la surface de l’abîme et il n’y avait rien... et puis il y eut Hara Kiri. En septembre 1960. C’est un journal qui voulait être un journal de rigolade et puis on s’est aperçu que pour rigoler, il faut rigoler de ce qui existe. Ce qui existe c’est le monde autour de nous, c’est la société, ce sont les gens, c’est la politique, tout quoi. Donc on s’est mis à parler de tout ça. Et on était d’accord sur un certain nombre de points. Par exemple je n’ose pas dire "l’amour des bêtes"... mais l’importance des bêtes dans la vie, l’importance de tout ce qui nous entoure et de tout ce qui est vivant. Sans mysticisme... ce n’était pas une religion de la Nature. Depuis mon enfance, un arbre ça a toujours été un être vivant à mes yeux. Je suis étonné, je suis stupéfait que ça existe, que ça veuille bien vivre avec moi. Dans Zéro on parlait déjà un peu d’écologie. Mais dans Hara Kiri, on a pu le faire systématiquement, taper sur les cons : les grosses vaches qui ne font pas attention à la nature autour d’eux... On s’est mis à parler d’écologie sans savoir que ça s’appelait comme ça. A l’époque, le mot "écologie" n’avait pas encore pris le sens qu’il a pris maintenant. Il existait bien sûr, mais en tant que discipline scientifique : le rapport de tout être vivant avec son environnement. C’était la stricte définition de l’écologie à l’époque. Donc on ne savait pas qu’on faisait de l’écologie quand on se battait pour que l’homme reste à sa place et ne foute pas tout en l’air, qu’il ait le respect des vies autres que la sienne. Et puis le respect de la sienne aussi. On tapait là-dessus à toute allure : Reiser qui militait pour l’énergie solaire et les autres... on était tous bien convaincus.
"Le jour où Bernier me dit "Le grand chouette journal dont tu parles toujours, si je te proposais de le faire ? Tout de suite !", ce jour-là il me trouva mûr pour le plongeon. Avec Bernier, les choses ne traînent pas. Le lendemain, nous étions installés rue Choron, dans un local trouvé par les petites annonces, et nous mettions au point le numéro un du "grand chouette journal"
." (Bête et méchant, p. 230)."4, rue Choron, IXe arrondissement. Lieu fertile en miracles. C’est là que naquit Hara-Kiri, père de Charlie-Hebdo. C’est là que Bernier devint Choron. Le professeur Choron. Comme la rue ? Oui. Il avait déjà sa rue ? Oui. La rue était là qui l’attendait. De toute éternité. Elle s’appelait "rue Choron", il ne lui manquait qu’un Choron illustre pour justifier son nom. "
(Bête et méchant, p. 227)."Hara-Kiri paraîtrait chaque mois. Et vogue la galère. Dès le numéro trois, nous attaquions les kiosques. Dix mille exemplaires, tous mis en vente à Paris, prudemment. Quinze cents de vendus, je crois. (...) Principe numéro un. Rien. Pas même ta propre mère, pas même les martyrs juifs, pas même ceux qui crèvent la faim... Rire de tout, de tout, férocement, amèrement, pour exorciser les vieux monstres. (...)
C’est justement du pire qu’il faut rire le plus fort, c’est là où ça te fait le plus mal que tu dois gratter au sang. La faim, la torture, la misère, l’exploitation, la guerre..."
(Bête et méchant, p. 230-233).EcoRev’ - Ca devait choquer pas mal de gens vos couverture avec des enfants battus, une vieille femme violée clamant "On vit une époque formidable ! ", des femmes nues... ou la photo de Michel Drucker, le micro à la main, annonçant au public "Connasses et connards, voici cette vieille pute de Mireille Mes Couilles !", face à Mireille Mathieu, le corsage ouvert, toute souriante, lui répondant "Je vais vous bramer : "Ah, mets-moi ta bite dans l’cul et qu’on n’en parle plus !""...
Cavanna - C’était plus que choquant ! S’il n’y avait eu que les femmes nues, mais il y avait des trucs d’une violence incroyable ! Il y a eu trois numéros interdits : deux pour Hara Kiri (1961 et 1966) et un pour l’hebdo d’Hara Kiri. Il n’y avait pas de motif spécial, c’était quelque chose qui s’appliquait à tous nos numéros : d’une façon générale, nous étions pornographes, violents...
Cavanna - C’est ça. C’est marrant parce que les mots "bête" et "méchant" sont venus d’une fausse lettre que j’avais publiée dans Hara Kiri : "Je vous méprise, je vous crache à la figure, etc., non seulement vous êtes bêtes, mais vous êtes bêtes et méchants ! " Signée par "un colonel en retraite". Et c’est Choron qui a dit : "Bête et méchant, mais c’est formidable !" et c’est devenu "Le journal bête et méchant".
EcoRev’ - Est-ce que la couverture de l’hebdo Hara Kiri de novembre 1970 "Bal tragique à Colombey : 1 mort" suite au décès du général de Gaulle a été fatale au journal [4] ?
Cavanna - Oui. "Bal Tragique à Colombey", ça concernait Hara Kiri hebdo qui avait été fondé un an plus tôt. Mais la censure n’a pas empêché la continuation de Hara Kiri mensuel. Si on est passé de l’hebdo de Hara Kiri à Charlie Hebdo, c’est à cause de cette Une. On a trouvé cette solution le jour même de l’avis de censure. Il existe une loi en France destinée à protéger la jeunesse contre les publications qui ne lui sont pas destinées. C’est une loi de circonstance qui est apparue au lendemain de la guerre à cause du déferlement des illustrés américains. La presse française pour gosses a essayé de se défendre et ils ont réussi à faire voter une loi de surveillance des publications destinées à la jeunesse qui visait à bannir tout ce qui avait trait au sexe, même de façon très approchée : il y avait par exemple des gonzesses avec des jupes fendues jusque là dans les bandes dessinées américaines... j’en raffolais. Et il y avait la question de la violence. L’idée était de surveiller la moralité des publications.
Et en 1959, de Gaulle - qui venait de prendre le pouvoir avec le coup d’Etat de 1958 - a bidouillé une loi. La loi de surveillance des publications destinées à la jeunesse est devenue une loi de surveillance des publications supposées être dangereuses pour la jeunesse. Si bien que la loi s’appliquait à toute la presse. En réalité cette loi était une loi de coup d’Etat pour pouvoir juguler toute la presse en cas de besoin : on les laisse mettre du cul et de la violence tant qu’ils veulent et un beau jour on leur dit "On vous interdit de continuer !". C’était une interdiction à l’affichage : il était interdit de vendre publiquement la publication et de lui faire de la publicité. La seule solution était de la vendre sous le manteau. Et toute tentative de refaire le journal était interdite, même en changeant le titre et le format. C’est proprement l’assassinat d’un journal. Et cette loi est toujours en vigueur aujourd’hui !
La couverture "Bal Tragique à Colombey" ne pouvait pas donner prise à cette interdiction et il n’y avait ni injure, ni diffamation, ni divulgation d’un secret d’Etat... C’était peut-être une faute de goût, mais rien de plus ! Alors ils ont épluché un an de publication et ils ont trouvé un enfant avec une quéquette à l’air dans un dessin de Cabu - rien de pornographique - et des gens qui s’embrassaient dans un dessin de Willem. Ca a été le prétexte à l’interdiction à l’affichage. Finalement rien à voir avec le titre "Bal Tragique...".
A ce moment-là, Wolinski dirigeait un journal qui s’appelait Charlie Mensuel qui publiait des bandes dessinées. On a donc créé "Charlie Hebdo, supplément du mensuel". Le nom "Charlie" venait de "Charlie Brown" des Peanuts ["Snoopy", ndlr], donc on en publiait quatre planches à chaque numéro... on n’a même pas pensé à l’allusion à Charles de Gaulle !! On a dû convaincre les imprimeurs de marcher avec nous, parce qu’eux aussi risquaient l’interdiction d’exercer leur métier ! Ca a été une nuit drôlement remplie. Au matin, j’ai convoqué une conférence de presse au Café de la Gare et, à ma grande surprise, les médias sont venus - journaux, télés - et ils nous ont soutenus très forts ! Et dès le lendemain, au journal télévisé de 13h, le ministre Marcellin [5] a annoncé qu’il n’interdirait pas Charlie. Depuis, on est en liberté provisoire, c’est une liberté sous surveillance.
3. La Gueule Ouverte ("Le journal qui annonce la fin du monde")
Cavanna - Un jour est arrivé un gars qui sappelait Pierre Fournier, c’était un dessinateur. Et ce gars-là s’est révélé être un adepte de ce qui s’appellera plus tard l’écologie et il s’est mis à faire des pleines pages dessinées et écrites à la main sur l’écologie dans Hara Kiri. Et puis quand on a fondé Charlie Hebdo, il a eu sa place tout naturellement. Il avait d’ailleurs tellement besoin de place et l’écologie avait pris une telle importance qu’on a décidé avec le Professeur Choron de fonder un journal écologique et de le lui confier : c’était La Gueule Ouverte. Il avait des convictions écologistes très ancrées en lui : il refusait les transfusions sanguines, la vaccination de ses gosses, etc. Mais c’était une écologie très moralisante et mystique, sa conception de la nature avait un peu des allures de barbu. Malheureusement Fournier est mort au 4eme numéro de La Gueule Ouverte. Le journal a continué, mais mal. Il manquait Fournier. Ca s’est un peu battu autour du cadavre, ça s’est déchiré... finalement ils ont pris leur autonomie complète et puis ça s’est arrêté.
EcoRev’ - Les thèmes de La Gueule Ouverte, c’était la lutte contre le nucléaire, le féminisme, les droits des animaux et le pacifisme ? Les thèmes des mouvements sociaux des années 70...
Cavanna - Oui. Et Hara Kiri et Charlie étaient aussi spécialistes de la lutte contre le nucléaire. On a organisé des manifs par exemple. La plus grande c’était au Bugey dans le Jura en 1971 [pour l’ouverture d’une centrale nucléaire], on a affrété des autobus, on était 15 000 personnes, des lecteurs d’ Hara Kiri, de Charlie, des militants, etc.
C’était assez violent généralement. D’ailleurs au Bugey, ça s’est beaucoup bagarré avec les flics. Et on a organisé d’autres actions aussi, à l’occasion. Par exemple, il y avait Paule de Charlie qui était la dingue des animaux, un peu comme Luce Lapin [6], sauf qu’elle était bagarreuse ! Elle avait des équipes qui allaient faire des dégâts ! Quand tu voyais une femme en fourrure, tu t’enfermais avec elle dans un ascenseur, tu lui vidais une bouteille d’encre de Chine dessus, tu t’arrêtais au prochain étage et tu te barrais. Des trucs comme ça. Ou alors on allait faire chier les chasseurs. Une autre fois, on a volé des chats dans un laboratoire, des chats qui avaient des électrodes sur la tête qui plongeaient dans leur cerveau. Il y en avait une douzaine, trépanés avec un énorme casque sur la tête. On avait fait une pleine page dans Charlie. On les a confiés à des vétos et on les a exposés dans les locaux du journal. Des tas de lecteurs et d’autres venaient les voir. On se retrouvait souvent au poste quand on forçait la porte des labos et que les flics rappliquaient !
EcoRev’ - Il y a aussi eu l’aventure de L’An 01 : "On arrête tout et on réfléchit et c’est pas triste", l’histoire d’une remise en cause utopique de notre société productiviste...
Cavanna - L’idée venait de Gébé, c’était une suite de bandes dessinées qui paraissait régulièrement dans Charlie Hebdo. Un beau jour, Doillon lui a proposé d’en faire un film. Ca a connu un certain succès dans les milieux d’extrême gauche et les milieux écolos [7]. On a tous joué dans le film. C’était une époque où les contacts avec les lecteurs et avec tout le monde étaient beaucoup plus faciles. C’était l’après-68. Les gens étaient beaucoup plus conscients de l’existence des uns et des autres. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il y avait une "fraternité", mais plutôt une espèce de légèreté dans les mœurs.
Cavanna - Oui, on était marginaux à l’époque ! On était vraiment en porte-à-faux.
Cavanna - La Gueule Ouverte, Hara Kiri, Charlie Hebdo ont disparu faute d’avoir assez de lecteurs. Ce n’était pas encore le désastre pour Charlie, mais avec 30 000 lecteurs on n’y arrivait plus, parce que la gestion était mauvaise. Et le nouveau Charlie a repris en 1992, pendant l’été. L’idée est venue à Cabu et Philippe Val. Et Wolinski et moi, on est arrivé. Et puis presque tous : Gébé, Willem, etc. Tous, sauf ceux qui étaient morts : Reiser et Fournier. Et Choron qui n’a pas voulu participer.
François Cavanna, Cavanna à Charlie Hebdo, je l’ai pas vu, je l’ai pas vu, 1969-1981, Ed. Hoëbeke, Paris, octobre 2005 (quinze années d’éditos de Cavanna dans Charlie Hebdo).
[1] Les Ritals, Les Russkoffs, Bête et méchant, Les yeux plus grands que le ventre et L’œil du lapin (chez Pierre Belfond).
[2] Pour l’histoire de Hara Kiri et Charlie Hebdo, lire le 3eme volet de l’autobiographie de Cavanna : Bête et méchant, Pierre Belfond, Paris, 1981. Et François Cavanna, 4, rue Choron, Ed. Hara-Kiri, Paris, 1965 (en Folio poche désormais). Tous les extraits cités dans cet article sont extraits de Bête et méchant, suivi de l’indication de la page en collection poche.
[3] Fred est l’auteur des aventures de Philémon, mais aussi d’autres bandes dessinées, telles que L’histoire du conteur électrique et L’histoire de la dernière image.
[4] Titre qui faisait référence à un fait divers du même mois : l’incendie d’un dancing avait tué 146 personnes. La presse-spectacle avait parlé de "bal tragique".
[5] Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur du 31 mai 1968 au 27 février 1974. L’arrêté visant Hara Kiri date du 4 novembre 1970 et faisait référence à la loi du 4 janvier 1967 concernant les publications destinées à la jeunesse (modifiant l’art.14 de la loi de 1945).
[6] Luce Lapin est responsable de la rubrique "Les puces de Luce" (droit des animaux) dans l’actuel Charlie Hebdo.
[7] Le film L’An 01 est sorti en 1973. Il est disponible en DVD dans un coffret "Mai 68" (avec Mourir à trente ans de Romain Goupil et Coup pour Coup de Marin Karmitz). La bande dessinée de Gébé a été rééditée aux éditions L’Association (2000).